À l’attention de Stefan Ruitenbeek.
Monsieur,
Il se trouve qu’après mon bref séjour à Amsterdam, je suis parti trois semaines en Guadeloupe pour tourner dans un film de Guillaume Nicloux, interprété entre autres par Blanche Gardin et moi-même.
Si j’en parle, c’est que les méthodes de travail de Guillaume Nicloux pourraient au premier abord être rapprochées des vôtres — davantage du moins que celles des autres réalisateurs avec qui j’ai eu l’occasion de travailler.
D’une part, il s’astreint à tourner les scènes rigoureusement dans l’ordre du scénario, afin de pouvoir tenir compte des modifications qui peuvent intervenir dans les personnages, et surtout dans les relations entre les personnages. Il ne s’interdit pas ainsi de modifier une scène en fonction des scènes déjà tournées — il est important de noter, cependant, qu’il consulte les acteurs sur les modifications qu’il souhaite opérer.
D’autre part, et c’est une de ses grandes originalités, le dialogue est parfois improvisé, ou plutôt « semi-improvisé » — c’est à dire que son thème général est fixé, mais que les acteurs sont libres de choisir leurs propres mots. C’est particulièrement vrai pour « L’enlèvement de Michel Houellebecq », dont le scénario initial ne devait guère dépasser une vingtaine de pages.
Il y a, pourtant, une différence essentielle dans vos matières de faire.
La différence est d’abord, tout simplement, une question de courtoisie. Pour revenir à mon séjour à Amsterdam, j’ai été agacé dès les premières secondes, dès que j’ai posé le pied sur le sol de
la gare, en constatant qu’un membre de votre équipe avait commencé à nous filmer, ma femme et moi, sans nous en avoir demandé l’autorisation, sans même nous avoir adressé la parole. Ma première réaction, à ce moment, aurait dû être de m’emparer de la caméra et de la jeter dans le premier canal venu. Je suis d’un naturel plutôt doux, et j’ai pris sur moi pour éviter que tout ne se détériore d’emblée. Mais mon agacement est allé croissant à chaque fois que votre équipe et vous-même ont pénétré dans ma chambre d’hôtel, caméra à la main, en ayant déjà commencé à filmer. En d’autres circonstances, en particulier au cours des repas, nous avons même été filmés à notre insu. Ces procédés appartiennent au journalisme de caniveau davantage qu’au cinéma d’auteur. Lors d’une dispute suivante, je me suis engagé, vu la détérioration de la situation, à vous rembourser la chambre d’hôtel — ce que j’ai fait (par ailleurs j’avais pris mes billets de train, j’ai payé mes repas sur place, et vous possédez votre propre matériel de prise de vues). Les choses ont continué à s’envenimer, jusqu’à ce que je vous somme, un soir, de quitter ma chambre avec vos caméras. Nous ne nous sommes pas revus depuis.
Il y a une autre différence, qui touche à l’esthétique. Lors du tournage d’un film « normal » il y a tout un rituel, qui commence par les costumes et le maquillage. Une fois que l’équipe technique est prête, le tournage de chaque plan se voit enclos dans un temps tout à fait spécifique, rythmé par des injonctions précises: « Moteur », « Action », « Coupez ». Tout ceci peut vous paraître ridicule ou dépassé. Je ne suis pas de cet avis. Ce rituel, pour moi, aide considérablement l’acteur, qui essaie d’atteindre à un niveau de concentration suffisant pour entrer dans le personnage qu’il a choisi d’incarner. C’est en grande partie grâce à lui que le cinéma — et le théâtre, par l’entremise d’autres rituels — peuvent être considérés comme des arts.
Vous m’objecterez que votre méthode est tout à fait différente, qu’il s’agit pour vous de capturer des fragments de réalité, que vous organiserez ensuite dans une continuité signifiante. La seule réponse que je puisse faire est que, je dois le constater, nos conceptions du travail artistique sont radicalement opposées. Après avoir expérimenté vos méthodes de travail, je me suis convaincu que le résultat sera médiocre, et que je regretterai d’avoir participé, en tant qu’acteur, à cette entreprise.
Mais surtout, outre la question de ma crédibilité artistique, cette opposition en fait naître une bien plus fondamentale encore : sur nos conceptions radicalement divergentes de la loyauté, de la courtoisie, et du respect de l’autre. Mon erreur fut de ne pas réagir immédiatement alors que je le ressentais. Je le paye aujourd’hui par la déflagration de violence de votre «trailer» qui porte atteinte de manière irrémédiable à ma vie privée et à ma réputation. Je m’oppose formellement à ce que les plans où je figure soient utilisés dans vos films, celui-ci ou tout autre à venir. Ma femme partage cette position.
Michel HOUELLEBECQ
